L’urbanisme culturel au pied de la lettre

Dans le fil des travaux menés depuis 2018 par l’Académie de l’urbanisme culturel, et dans le sillage d’un mouvement de fond déjà bien amorcé dans des pays comme la Belgique ou l’Allemagne, la création du Mouvement de l’urbanisme culturel, le 19 décembre 2023 (jour de la Saint Urbain), est venue entériner quinze années d’une lente mutation des pratiques. Elle s’est doublée d’une structuration progressive d’une nouvelle filière professionnelle. Parallèlement à l’urbanisme transitoire, à l’urbanisme tactique et à l’affirmation de démarches participatives et des droits culturels, au croisement de plusieurs mondes1 , on a vu fleurir des projets2, mais aussi des formations, rendez-vous professionnels, réseaux3 et autres publications cherchant à inscrire l’urbanisme « dans les enjeux contemporains des transitions » en « s’appuyant sur des interventions artistiques et culturelles situées ». Repères, document-manifeste du Mouvement, résume ainsi cet « ensemble de pratiques qui contribuent à la transformation des territoires en vue de leur meilleure habitabilité » : « L’urbanisme culturel crée les conditions de la capacité à agir pour toutes les parties prenantes et influe sur les modes opératoires de la fabrique territoriale. »

Le POLAU, le Pôle arts & urbanisme à Saint-Pierre-des-Corps a développé entre 2018 et 2022 une Académie d’urbanisme culturel qui réunit des artistes, opérateurs culturels, producteurs, architectes autour des nouveaux modes de faire la ville. Photo : Cuesta

Si on la considère de près, et si on la prend au mot, au-delà des considérations rhétoriques et du prisme institutionnel, en cherchant à en marier l’esprit et la lettre, cette définition est lourde de sens et d’implications. Ou plutôt : elle est riche de promesses et de libérations. La mise en pratique de l’urbanisme culturel implique, en effet, si l’on veut qu’il soit efficient, de repenser l’acception française du mot « culture », notre conception de l’art et de la création. Mais cela engage aussi les manières de faire d’aménager et d’envisager (ou plutôt d’habiter) les territoires. Car l’urbanisme, il ne faut pas l’oublier, concerne la fabrique de l’espace au sens large, et s’exerce aussi bien dans les espaces urbains, périurbains que ruraux. Et si, entre 1990 et 2010, les villes créatives et leurs déclinaisons de projets étaient surtout portés par les métropoles, on assiste aujourd’hui à un renversement, une bonne partie des projets d’urbanisme culturel provenant de petites ou moyennes villes et de territoires ruraux, dont certains très reculés voire « en lutte » (les Zone à Défendre)… Des droits culturels au droit à la ville, c’est un nouveau paradigme – et tout l’écosystème afférent – qu’il s’agit ainsi d’inscrire dans la durée. Un paradigme qui fait rimer « transition » avec « relation, encapacitation, narration et coopération… »

L’« Atelier mobile pour territoire en mouvement » construit en 2012 par les architectes de YA+K dans le cadre du projet TRANS305 initié par l’artiste Stefan Shankland à Ivry-sur-Seine. Photo : YA+K

C’est précisément le propos de ce dossier – qui vient inaugurer l’évolution de la plateforme Arteplan – que de prendre cette définition au mot, et de s’attarder sur les deux notions ainsi juxtaposées dans le nom de ce qui est désormais un Mouvement : urbanisme culturel. Un nom qui sonne de prime abord comme un pléonasme : l’urbanisme, qui – au même titre que l’architecture et le design – imprègne et modèle notre quotidien, est inscrit au cœur de nos usages et de nos modes de vie, n’est-il pas par nature culturel ? La dimension culturelle de l’urbanisme n’est d’ailleurs pas un fait nouveau, si l’on songe à la notion d’ « urbanisme culturaliste » développée dès la seconde moitié du XIXe siècle par William Morris et Camillo Sitte4 . C’est pourtant là que le bât blesse ; et c’est pourquoi il importe, avant d’en venir au politique, de s’attarder sur le sémantique. En commençant par la fin et par cet épineux épithète : « culturel ».

Déconstruire notre vision de l’art et de la culture

Certes, beaucoup de choses changent. Voilà déjà plusieurs décennies que la création artistique a entrepris de s’aventurer « hors les murs » ou hors des lieux conventionnels. Et qu’en France, les « territoires » ont commencé à se rapprocher des artistes pour imaginer de nouveaux terrains d’expérimentation créative et citoyenne. Même si les motivations et les réalisations sont inégalement pertinentes (on y viendra), c’est d’ailleurs d’abord des collectivités et des secteurs de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme qu’est venue l’impulsion5. Une impulsion dont le ministère de la Culture a bien tardivement pris la mesure.

En 2018, un an après sa création, Loire Forez agglomération a demandé à l’ANPU de l’aider à mieux comprendre ses contours et son identité au travers d’un travail de cartographie, un Atlas Psychanalytique de Loire Forez. Photo : Loire Forez Agglomération

Car on n’en reste pas moins attaché, en France, à une vision datée (et étriquée) du mot « culture » ; quoi qu’on en dise, le Ministère de la Culture n’a pas encore dépassé l’ère Malraux-Lang, et reste essentiellement celui de la Création artistique. Or, n’en déplaise à tous celles·ceux qui confondent encore l’une et l’autre, la culture n’égale pas l’art, pas davantage qu’elle ne saurait s’y résumer . Au mieux, la culture, c’est « ce qui socialise l’art », comme aime à le rappeler joliment la musicologue Sylvie Pébrier6 . C’est pourquoi il est regrettable que le référentiel des droits culturels suscite encore tant de méfiance, alors même qu’il pourrait être le levier permettant de refonder une politique culturelle authentiquement ambitieuse, et d’affirmer une véritable « exception culturelle », à la hauteur de l’exceptionnelle diversité de notre population. Selon la Déclaration de Fribourg (2006), les droits culturels garantissent à « toute personne (…) le droit de choisir et de voir respecter son identité culturelle dans la diversité de ses modes d’expression (…) ainsi que les cultures qui, dans leurs diversités, constituent le patrimoine commun de l’humanité, (…) notamment les droits de l’homme et les libertés fondamentales, valeurs essentielles de ce patrimoine ; d’accéder, notamment par l’exercice des droits à l’éducation et l’information, aux patrimoines culturels qui constituent des expressions des différentes cultures ainsi que des ressources pour les générations présentes et futures ». Leur ambition déborde largement le seul champ du Ministère de la Culture pour concerner tous les champs de l’interaction sociale, en posant comme pré-requis des valeurs aussi élémentaires que la considération, la bienveillance et la curiosité. Réaffirmant les visées émancipatrices de l’éducation populaire, les droits culturels répondent finalement à la notion de « diversité culturelle » telle qu’édictée par l’Unesco dans sa Déclaration de 2001. Une notion porteuse, selon la sociologue Fanny Broyelle, d’un « triple enjeu : légitimer chaque culture comme unique (principe d’universalité), accepter que la somme des cultures constitue l’humanité (principe d’indivisibilité), admettre le dialogue entre les cultures comme source d’épanouissement (principe d’interdépendance). » C’est ainsi que l’Unesco inscrit dans la Déclaration universelle sur la diversité culturelle : « Chaque création puise aux racines des traditions culturelles, mais s’épanouit au contact des autres cultures. » Si aujourd’hui, en France, de plus en plus d’initiatives prennent appui sur ce référentiel des droits culturels, de même que de plus en plus de sites patrimoniaux se réfèrent à la convention de Faro sur la valeur du patrimoine culturel pour la société, les effets, du côté des pouvoir publics, s’en font encore malheureusement attendre.

Le projet d’urbanisme participatif et de médiation culturel mené par De l’aire dans le cadre de la requalification d’un quartier populaire et création d’une nouvelle place publique à Le Teil (Ardèche). Photo : D.R.

L’institution culturelle française a tendance non seulement à confondre « art » et « culture », mais aussi à envisager le premier de manière tout aussi restrictive que la seconde. Une manière que l’on pourrait dire élitiste, si elle n’était pas avant tout empreinte de romantisme. Une manière paradoxalement matérialiste, voire « productiviste », arc-boutée qu’elle est sur la sacro-sainte Œuvre. Alors que le récent plan ministériel « Mieux produire, mieux diffuser » continue de faire couler beaucoup d’encre, il devient urgent de repenser la manière dont on permet aux artistes d’œuvrer. D’œuvrer autrement : de manière processuelle, contextuelle, relationnelle avec les territoires, les urbanistes/architectes et les autres personnes en présence. D’œuvrer au sens de réaliser, de composer, de faire culture sans nécessairement pour cela produire d’œuvre en tant que telle7.

De fait, les réalisations de l’urbanisme culturel se nichent dans des espaces-temps particuliers. Le plus souvent éphémères et immatérielles, elles ne sont guère facile à « diffuser ». Cofondatrice de Cuesta, une Scop (société coopérative de production) mettant en lien artistes et territoires dans une approche qui articule transition écologique et innovation sociale et économique, Agathe Ottavi précise : « Ce que font les artistes avec lesquels nous travaillons est très lié à un contexte, une situation précise impliquant des groupes de personnes, qu’il est difficile de partager autrement que sous forme de récit plus ou moins documentaire. Certains projets n’ont rien à montrer, tout est affaire de processus et d’interactions sociales. Il n’y a pas d’œuvre, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de ‘forme’ ! Car on a absolument besoin de formes pour comprendre les choses et transformer notre rapport au monde… » Elle confie : « Aux débuts de Cuesta, nous nous sommes heurté·es à un mépris assez grand, et même assez violent. On nous a même reproché de vouloir la mort du Ministère de la Culture ! Et aujourd’hui encore, parmi nos interlocuteur·trices au Ministère, il y a les territoires, la participation citoyenne, l’architecture, le patrimoine, mais pas la création artistique ! Comme si elle restait au-dessus de tout ça… »

La Grande Remontée de la Loire entreprise par le collectif « Vers un parlement de Loire » en septembre 2023. Photo : Rose Rondelez

De cette vision française participe aussi un certain mépris pour l’« action culturelle » (et une certaine méfiance envers l’ « espace public »), jamais très loin du « socio-culturel ». Là encore, il importe d’aller au-delà des mots-valises, et surtout de dépasser nos propres impensés sémantiques. Des impensés liés bien souvent à cette obsession universaliste qui nous rend par exemple si soupçonneux envers un mot tel que celui de « communauté », cher au cœur des Anglo-Saxons. Il est révélateur que des mouvances telles que le social art ou le community art soient nées en dehors de nos frontières, et regrettable qu’elle soient si peu théorisées et valorisées chez nous. Des mouvances qu’il convient de rapprocher de cette « sculpture sociale » jadis chère à l’artiste allemand Joseph Beuys, ou de cet « art utile » aujourd’hui conceptualisé et mis en pratique par la Cubaine Tania Bruguera. Quelque part à l’intersection du « community organizing » popularisé dans les années 1940 par Saul Alinksy et de la philosophie pratique d’un Bruno Latour.

Vers un intérêt commun

On l’a dit au début : les choses, toutefois, bougent. Du côté de celles·ceux que l’on appelle les « décideur·euses » – qui commencent à « se détacher d’une vision ‘animatoire’ ou ‘décorative’ de l’art » (Agathe Ottavi) –, mais aussi du milieu artistique et culturel : un changement est ainsi perceptible au sein des écoles d’arts et d’architecture, qui commencent à prendre acte de ces nouvelles approches. Il est vrai que dans les faits, les nouvelles générations d’artistes font fi depuis longtemps de ces clivages d’un autre âge, s’activant entre les silos institutionnels, et souvent à l’écart des métropoles, à habiter collectivement des espaces plutôt qu’à débiter inlassablement des œuvres. Les « interventions artistiques et culturelles situées » dont il est question avec l’urbanisme culturel, ce sont avant tout des projets qui font primer la dynamique locale et collective, suscitée et alimentée par un récit fédérateur, au service de questions de plus en plus brûlantes à l’heure de l’urgence sociale et climatique : « Comment l’art, la culture peuvent-ils s’entrelacer avec la fabrication de nos lieux et de nos milieux de vie ? », formule Malou Malan, elle-même urbaniste-architecte et artiste, ajoutant : « Au-delà d’une brèche, c’est un postulat artistique que de s’inscrire dans la relation aux territoires, dans leurs appréhensions et leurs projections. » S’affirmer comme faisant partie d’une communauté plutôt que de l’observer à distance : tel est le credo de toutes ces démarches « œuvrières », de ces « artistes sans œuvres » contemporains.

Exploration poétique du risque d’inondation – création spécifique réalisée dans le cadre d’une commande du POLAU – Pôle Arts & Urbanisme, pour l’Atelier Loire les 6 et 7 octobre 2012 à Tours. Photo : POLAU

On peut citer maints exemples – Repères en recense un certain nombre. Jour inondable par exemple, initié en 2011-2012 à Tours par le POLAU – Pôle Art & Urbanisme avec les artistes de La Folie Kilomètre, dans le cadre de la révision du PPRI (Plan de prévention du risque inondation) du Val de Tours, qui prévoyait de rendre inconstructibles 300 mètres de berges de Loire. Alors qu’aucun débat public ni même politique n’était engagé sur le sujet, les artistes ont mené durant une année un travail documentaire d’enquête, de repérage, d’interviews qui a conduit à l’élaboration d’une fiction : la création d’un « Jour inondable », au cours duquel les habitant·es ont pu vivre une montée des eaux pendant 24 heures, auxquelles ont participé les élu·es, la sécurité civile, les agences d’assurance… « L’expérience a permis au public de s’approprier les enjeux du risque inondation comme aucun document de prévention des risques ne peut le faire. Tout le monde est monté en connaissance. Et de fait cela a produit des effets concrets, cela a fait bouger la révision, constate Maud Le Floc’h, fondatrice et directrice du POLAU. Les collectivités comme les sociétés d’ingénierie associées ont complètement joué le jeu : c’est de leur côté qu’on a pu obtenir les financements, plus que de la Direction Régionale des Affaires Culturelles qui ne se saisissaient pas du sujet. »

On pourrait également évoquer l’exemplaire projet TRANS305 initié en 2006 par l’artiste Stefan Shankland avec les services de la culture et de l’urbanisme de la ville d’Ivry-sur-Seine – une œuvre collaborative à l’échelle de la ZAC du Plateau, cherchant à transformer les chantiers en cours en « un lieu d’étude, de formation et de création », et prototype d’une démarche « HQAC » (Haute Qualité Artistique et Culturelle). Les démarches pionnières du collectif d’architectes Bruit du Frigo à Bordeaux ou de l’ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine). Le « chantier ouvert » conduit par les architectes Chloé Bodard, Patrick Bouchain et Loïc Julienne à Saint-Pierre-des-Corps pour la réhabilitation du Point H^ut, destiné à héberger le POLAU et la compagnie Off. Le projet Transfert porté par l’association nantaise Pick up Production de 2018 à 2023, en attendant la transformation des anciens abattoirs de la ville de Rezé. Ou encore, symptôme d’un infléchissement des politiques publiques et d’une meilleure sensibilisation des agents et des élus à d’autres manières de faire, le projet culturel de territoire de Loire Forez Agglomération, co-construit entre le service projets urbains et le service culture.

La friche artistique TRANSERT conçue à Rezé par Pick Up Production (2018-22). Photo : Jérémy Jéhanin

À travers toutes ces expériences, c’est aussi la question de la contribution des parties qui se trouve posée. Une question qui pourrait à elle seule donner lieu à un dossier, question aussi périlleuse que pertinente dans un pays qui continue d’invoquer l’intérêt général – surplombant, équivalent, pour tout le monde en toutes circonstances – là où la notion d’« intérêt commun » théorisée il y a un siècle par le philosophe américain John Dewey – comment, à partir de la somme des intérêts particuliers, fabriquer un commun partagé ? – apparaîtrait bien souvent plus opérante. Et à travers cette conception d’un art d’« utilité sociale », c’est surtout d’encapacitation qu’il s’agit, et d’émancipation. De donner de la chair à la notion de « communs », de vivre ensemble, de cadre de vie. C’est là qu’on en arrive à l’urbanisme.

Réactiver le droit à la ville

On vient de le voir, dans « urbanisme culturel », le terme « culturel » n’est pas qu’une épithète cosmétique, une plus-value sémantique. C’est précisément une vision extensive et diverse de la culture, émancipatrice et partageuse, horizontale et ascendante, fondée sur l’interconnaissance et l’interdisciplinarité, la relation, les récits et l’échange des savoirs, qui est ici à l’œuvre. Et une conviction que « la création artistique en espace public est inspirante pour l’urbanisme », comme l’écrit Maud Le Floc’h : « Mobiliser le champ de la création artistique ‘hors les murs’ dans la fabrique urbaine et territoriale permet d’enrichir les pratiques par des savoir-faire alternatifs. (…) Les savoir-faire tactiques et les compétences techniques des producteurs d’œuvres dans l’espace public sont habiles pour relever des défis de la réorientation écologique. La réactivité de ces professionnels permet de composer avec divers aléas, contradictions, oppositions, avec les variations d’intensité d’un projet ; voire de déroger à certaines normes ; des registres que l’ingénierie territoriale aborde de façon très codée. 8»

On a marché sur la Têt est un événement de préfiguration des aménagements des berges de la Têt, fleuve qui traverse l’agglomération de Perpignan – installation éphémère en kit : le Casse-Têt. Photo : Bruit du Frigo

Ce qui est en jeu ici, c’est bien la manière dont les « méthodes hors-les-murs » peuvent inspirer et infuser les pratiques de l’urbanisme, et se propager à l’ensemble de la chaîne d’acteur·trices, – de l’élu·e à l’habitant·e, de l’urbaniste à l’artiste, de l’ingénieur·e à l’agent·e – avant de faire projet : bâtir collectivement une nouvelle culture de l’aménagement. Travailler à un nouvel urbanisme implique également la reconnaissance de nouveaux métiers : pour qu’artistes et urbanistes fassent culture ensemble, des médiateur·trices ou des tiers-acteur·trices sont nécessaires pour contribuer à créer des liens, identifier des thématiques de travail communes, créer des outils adaptés. Il s’agit, comme le dit le Manifeste de l’urbanisme culturel publié en mars 2023 par Villes In Vivo (un réseau basé en France et au Québec dédié à la création artistique en espace public et au champ de l’urbanisme culturel) d’envisager « la puissance et la finesse de la création artistique (…) et la profondeur de la dimension culturelle dans les différentes phases de la fabrique urbaine officielle (…) comme en dehors des processus institutionnels de la production urbaine (pour agir sans attendre, cf. l’urbanisme tactique institutionnel ou pirate) pour mettre en œuvre des villes relationnelles, faire advenir des urbanités vivables (soutenables et hospitalières), vivantes (animées et politiques) et vibrantes (désirables et inspirantes), transformer des situations, dans l’esprit du droit à la ville et des droits culturels. 9» Travaillé par le philosophe et sociologue Henri Lefebvre, dans un ouvrage paru en 1968, le droit à la ville, entendu comme un droit fondamental constitutif de la démocratie, définit les villes – des grandes métropoles aux centres-bourgs ruraux – comme des biens communs, des œuvres communes, conçues par et accessibles pour tou·tes les habitant·es, comme « des espaces réussis, c’est-à-dire favorables au bonheur »…

Parmi les nouvelles approches de l’urbanisme qui ont émergé depuis le milieu des années 1990, celle de la « ville créative » a particulièrement fait florès, à mesure que les stratégies de développement territorial et économique prenaient acte de « l’importance symbolique, économique et sociale croissante10 » de la culture dans les sociétés urbaines. Une notion qui contient son lot de promesses, sur la transformation des politiques publiques et des modes de gouvernance notamment : « La ville créative renvoie (…) à une approche de cultural planning fondée sur une dimension territoriale et non plus sectorielle de l’action publique, écrivaient ainsi en 2010 Charles Ambrosino et Vincent Guillon dans la revue de l’Observatoire des politiques culturelles. Elle repose sur une acception large de la culture (…) D’une certaine manière, le cultural planning annonce la fin des politiques culturelles, celles-ci perdant leur autonomie, leur spécification et leur différenciation.11 » Mais la ville créative, fondée sur la notion de « classes créatives » théorisée en 2002 par le géographe américain Richard Florida, et ambitionnant de réconcilier la culture et l’économie, est également porteuse de contradictions et d’écueils, dont le premier, largement dénoncé depuis, est celui de la gentrification12. « Il y a une partie positive, qui a été en un sens libératrice, mais la régulation est moins simple, formule Maud Le Floc’h. Ces villes créatives arborent des standards et des esthétiques qui viennent en général chasser les moins dotés, elles ne produisant pas tellement de mixité, c’est une régénération semi-subtile, mais avec tous les codes esthétiques de l’underground… Il faut toujours avoir à l’esprit que notion de créativité n’est pas la même que celle de création, de même que l’urbanisme transitoire n’est pas la chose que l’urbanisme de transition. Il faut savoir de quoi on parle. » Entre épithètes et substantifs les liaisons dangereuses commencent souvent par des questions sémantiques.

Une ville. Une place. Une butte de terre. 500 millions d’années traversées en 50 minutes par cinq comédien·nes. – Croûte – Cie Mycélium. Photo : Ouest France

Récit commun Vs. Artwashing

On est loin en tout cas du droit à la ville et des visions humanistes d’un Henri Lefebvre, et de la « ville relationnelle ». D’autant que la notion de ville créative semble difficilement transposables aux bourgs ruraux et aux petites villes où vit une grande partie de la population. L’autre risque dans les relations entre économie créative et culture tient à l’inéquité des forces en présence : la première prime presque systématiquement sur la seconde. Et maints projets d’aménagement ressortissent de produits immobiliers standardisés dans lequel l’art se trouve relégué au rang de cerise sur le gâteau. Comme le souligne Fabienne Quéméneur, copilote de l’ANPU, les politiques publiques et les aménageur·euses ont encore du mal intégrer l’art et la culture comme des éléments nécessaires dès la base des réflexions urbaines : « On est quand même souvent plus appelés au moment de la livraison, donc pour venir célébrer, créer de l’enchantement, créer de l’adhésion, et dire ‘regardez comme c’est magnifique tout ce qui a été pensé, comment maintenant hop, on va faire société, allez c’est parti’. (…) Il y a comme ça un hiatus entre le politique qui va se poser des questions d’attractivité, de marketing territorial etc., alors que là on est en train de parler de choses beaucoup plus subtiles et fines qui vont créer de l’attachement…13 » Trop d’artistes sont encore employé·es pour créer de l’enchantement, de la paillette et du divertissement. Difficile pour elles·eux d’y voir clair dans les commandes, de comprendre qu’elles·ils participent à cocher la case « participation » de projets d’aménagement dans lesquels celle-ci n’a que peu de place effective. Après le « greenwashing », l’« artwashing » ?

Fabienne Quéméneur insiste encore sur l’importance d’« utiliser les expérimentations qui ont été mises en place, les usages imaginés, les collaborations, les connexions avec le territoire, etc. comme une valeur ajoutée pour le projet urbain. » Empruntant quant à elle le vocable de l’école de Palo Alto, Maud Le Floc’h loue chez les artistes cette aptitude au « décadrage, cette capacité à marier les contraires, à visualiser du paradoxe et à l’inverser » : « L’animation peut faire du bien, ça a indéniablement des vertus pour apaiser, ambiancer, adoucir, pour autant ça ne peut suffire à faire culture avant de faire projet. L’approche artistique et culturelle peut contribuer à un changement de plan – en décadrant, en formulant de nouveaux points de vue, en renversant les perspectives –, et c’est par ce changement de plan que l’on obtient un véritable changement, sinon on renforce le problème. Sous couvert de bonnes intentions et de discours d’inclusion, certains projets peuvent ainsi discriminer, ségréguer et briser des canaux de solidarité territoriale. »

Le collectif Vieillir Vivant !  participe depuis 2022, auprès de la CNSA (Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie) à l’accompagnement des 25 lauréats de l’appel à projet « Un tiers-lieu dans EHPAD« . Photo: Collectif Vieillir Vivant

La disposition de clause culture que Maud Le Floc’h défend traduit une volonté d’inscrire dans les textes cette nouvelle approche de l’urbanisme, et surtout de la faciliter. Il s’inspire de la proposition de « 1 % Travaux publics » portée par la Fédération Nationale des Arts de la Rue – prévoyant de consacrer 1 % au minimum du coût des opérations de travaux publics au financement de projets artistiques et culturels dans l’espace public –, dont Maud Le Floc’h avait été chargée d’écrire le rapport d’opportunité pour le gouvernement dans le cadre de la LCAP de 2016 (Loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine). Conçue avant tout comme un outil pour les maîtrises d’ouvrages qui souhaitent associer une démarche créative et culturelle à leur projet, elle vise à intégrer une méthode créative dès l’amont des opérations sous la forme de temps imaginatifs et ouverts (préfiguration, permanences, résidences associées…). Et plutôt qu’un pourcentage facultatif – qui ne prémunit pas non plus contre les dérives cosmétiques ou « animatoires » –, Maud Le Floc’h préfère la notion d’« obligation à délibérer » : s’interroger, dans toute opération d’aménagement, sur la pertinence d’associer une démarche culturelle ; et le cas échéant, mettre tout le monde autour de la table, de la maîtrise d’ouvrage aux acteurs locaux, en passant par les maîtrises d’œuvre et entreprises participant au projet, afin de créer porter un récit commun. Un projet pilote de la clause culture est en cours à Bassens avec La Fab de Bordeaux Métropole, pour la requalification du centre-bourg intégrant une démarche culturelle…

Outre leur aptitude au décadrage, les artistes excellent aussi à s’adapter aux situations et à trouver des solutions provisoires, liées au réemploi, au frugal, au transitoire et aux jeux dérogatoires ; elles·ils savent occuper une friche, un chantier et faire récit avec le déjà-là. Voilà une agilité, une sobriété et une urbanité précieuses en ces temps où l’aménagement du territoire est sommé de faire sa transition face aux énormes enjeux socio-économiques et environnementaux qu’il va falloir relever. L’urbanisme culturel serait-il le meilleur moyen non seulement de s’extirper définitivement du vieux paradigme urbanistique fonctionnel hérité du XXe siècle et de ses visées planificatrices descendantes, mais aussi de s’engager au service des défis du XXIe ?

En 2021, dans un article pour topophile.net intitulé « Ménager le ménagement », le philosophe Thierry Paquot écrivait : « Le ménagement en architecture, urbanisme, paysagisme, design, se doit de pratiquer le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitant·e·s et le vivant. Les trois simultanément. Les trois qui s’enrichissent mutuellement. Les trois qui font ‘ensemble’. Les trois qui s’inscrivent dans leurs temporalités et dans celles qu’elles refaçonnent ou produisent. Ménager m’a toujours paru une évidence, alors que l’aménagement relevait de lois, règlements, techniques administratives, protocoles bureaucratiques, visant à standardiser une réalisation, à normaliser une décision, sans jamais, précisément, tenir compte du lieu où elles intervenaient, des gens auxquels elles se destinaient, des choses qui les environnaient et qu’elles environneraient à leur tour… Ménager relève d’une attitude souple, ouverte, discrète, adaptable, efficace, soucieuse d’accroitre l’autonomie des habitants, humains et non humains (sans trop m’aventurer dans ce voudrait dire ‘autonomie’ pour un animal ou une plante, mais en acceptant le principe d’un quelque chose qui leur appartient au point où le perdant ils ne sont plus eux-mêmes), et le respect du déjà-là en privilégiant les interrelations entre les éléments constitutifs d’un même ensemble… C’est en ce sens que je parle d’écologiser notre esprit. »

On se rappelle que Thierry Paquot est également le biographe émérite du grand Ivan Illich (1926-2002). Ce même Illich qui, il y a 51 ans, publiait avec La Convivialité un manifeste visionnaire pour nos sociétés actuelles. Appliquée à la ville, la convivialité selon Ililich « ne se décrète pas au moyen d’un plan stratégique, d’une image de marque ou d’un budget spécifique. Elle est à saisir dans une atmosphère qui favorise la maîtrise de nos moyens de vie, la reprise de parole, la rencontre avec l’autre et la variété vernaculaire. Elle permet aussi le recouvrement des communaux (commons), tant du sens commun que des espaces physiques et symboliques de la vie communautaire.14 »

La Preuve par 7, la Ville de Bagneux et le Plus Petit Cirque du Monde transforment l’exercice classique de la construction d’un équipement scolaire en un chantier expérimental ouvert. Photo : Ville de Bagneux

Cette dimension conviviale, écologique au sens le plus fort et le plus noble du terme, n’est-elle pas au fond l’enjeu crucial de cette union renouvelée entre l’urbanisme et le culturel ? En créant les conditions de l’appropriation partagée du projet par les différentes parties prenantes, l’urbanisme culturel apporte de nouvelles réponses à la crise politique, sociale et environnementale que nous traversons. Face à des sociétés de plus en plus polarisées, à des postures de plus en plus radicalisées, il a indéniablement un rôle à jouer dans le renouveau démocratique : à commencer, peut-être, par celui de « lanceur d’alerte », indiquant la nécessité d’œuvrer autrement. Par sa capacité à faire le lien, et le « liant », entre de multiples échelles territoriales, à s’adresser aux petites communes aussi bien qu’aux métropoles, il peut être l’un des outils permettant de renouveler la manière dont on considère des territoires : de raisonner, au-delà des frontières administratives, en termes de bassins de vie, d’écosystèmes. Cette dimension militante était au cœur d’une tribune publiée en novembre 2023 dans le quotidien Libération, appelant à oser la « post-disciplinarité » et à « régénérer nos imaginaires et nos pratiques pour répondre aux défis du XXIe siècle ». Il ne reste plus à espérer que cet appel soit entendu.

David Sanson
Merci aux membres du comité éditorial d’Arteplan pour leur contribution


Références & ressources

Notes de bas de page

  1. Cette idée est au fondement des RIM – Rencontres Inter-Mondiales des Nouvelles Manières de Faire en Architecture et en Urbanisme – invitées en 2017 à Brest.
  2. On peut citer entre autres : le plan-guide de l’île de Nantes, le parcours d’art du tramway T3 bis (Paris), TRANS305 et la démarche HQAC (Ivry), Mission Nuage (EPCI Plaine Commune), Reconquête urbaine (budget participatif de la Ville de Paris), Réinventons nos places (Ville de Paris), Une journée au parc (Lorient), Œuvres de crue (six départements de l’axe Seine), Schéma directeur T9 Paris-Orly, Transfert (Rezé), le Parlement de Loire, la Vallée de la Vilaine, Une œuvre pour le parc urbain (Tremblay-en-France).
  3. Voir par exemple les travaux de la plateforme Socialdesign, de la Preuve par 7 ou de l’association Superville.
  4. Voir également, plus récemment, les travaux de l’historienne Françoise Choay (née en 1925) et du scénographe Marcel Freydefont (1948-2016).
  5. Lire les Plan-guides Art & Aménagement https://arteplan.org/a-propos/
  6. Voir notamment son livre Réinventer la musique dans ses institutions, ses politiques, ses récits, paru aux Éditions Aedam Musicae, coll. Musiques – Pédagogies, 2021.
  7. Voir notamment Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, coll. Champs arts, 2009.
  8. Maud Le Floc’h, « L’urbanisme culturel, postures et attentions », dans la revue Horizons publics, 22 août 2023.
  9. Sur cette notion de « ville relationnelle », voir le livre récemment publié par Sonia Lavadinho, Pascal Le Brun-Cordier et Yves Winkin, La Ville relationnelle, Les sept figures aux Éditions Apogée, 2024
  10. Elsa Vivant, L’instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle d’action transposable ?, dans Espaces et sociétés, 2007/4 (n° 131), p. 49-66.
  11. Charles Ambrosino et Vincent Guillon, Les trois approches de la ville créative : gouverner, consommer et produire, dans L’Observatoire, 2010/1 (N° 36), p. 25-28.
  12. Voir à ce sujet le livre dirigé par Lucas Pattaroni : La contre-culture domestiquée ; art, espace et politique dans la ville gentrifiée, MétisPresse, 2020, portant sur les exemples de Genève, Lisbonne et Lubjana.
  13. Urbanisme culturel ou urbanisation de la culture : à qui profite l’action ?, Transfert, les carnets de route du Laboratoire #9, 18 mai 2022.
  14. Silvia Grünig Iribarren, Ivan Illich et la ville conviviale, dans Revue du Mauss 2019/2 (n° 54).

Bibliographie

  • La contre-culture domestiquée. Art, espace et politique dans la ville gentrifiée. Editions Métispresses. Luca Pattaroni. 2020
  • Qu’est-ce que la ville créative ? Collection La ville en débat. Editions PUF. Elsa Vivant. 2009
  • L’instrumentalisation de la culture dans les politiques urbaines : un modèle d’action transposable ? Espaces et sociétés. Elsa Vivant. 2007/4 (n° 131), pages 49 à 66
  • Pour des villes à échelle humaine. Editions Écosociété. Jan Gehl. 2013
  • Les écoles de pensée en urbanisme face à la métropolisation. Revue Critique d’Ecologie Politique. Aurélien Boutaud, Mathilde Gralepois. Janvier 2009
  • Manifeste pour un urbanisme circulaire. Editions Apogée. Sylvain Grisot. 2021
  • La maîtrise d’usage, entre ingénierie participative et travail avec autrui. Recherche sociale.  Alain Vulbeau. 2014/1 (N° 209), pages 62 à 75
  • L’urbanisme, utopie et réalités : une anthologie. Éditions du Seuil. Françoise Choay . 1965
  • La Société du spectacle. Collection Folio. Editions Gallimard. Guy Debord. 2018
  • Un art contextuel. Editions Flammarion. Paul Ardenne. 2002
  • L’oeuvre commune, affaire d’art et de citoyen. Editions Les Presses du réel. Jean-Paul Fourmentraux. 2012
  • L’œuvre ouverte. Éditions du Seuil. Umberto Eco. 1965
  • Des poétiques toujours politiques. Revue Nectart #17 Repenser notre espace public. Pascal Lebrun-Cordier. Juillet 2023
  • Esthétique relationnelle. Editions Les presses du réel. Nicolas Bourriaud. 1998
  • Le Droit à la ville. Éditions Anthropos. Henri Lefèvre. 1968

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