Comment les nouveaux protocoles denquêtes artistiques peuvent-ils venir enrichir un projet de territoire, en termes de diagnostic partagé, de définition du programme, de conception ouverte ?

À la veille de la tenue à Saint-Pierre-des-Corps, à l’initiative du POLAU – Pôle Arts & Urbanisme, de deux journées consacrées aux « arts détectives », en partenariat avec l’Office National de Diffusion Artistique, passage en revue des réalités et des enjeux de ces pratiques qui empruntent les méthodes et les approches de plusieurs mondes, de la création artistique à l’enquête sociologique, en passant par le design de service autant que par la dérive psycho-géographique.

« Chaque projet mène à une fiction, bien que les histoires racontées naissent dun long travail denquête documentaire. (…) À la différence dun·e journaliste qui enquête pour retranscrire une part de cette réalité, notre travail dartistes traite cette matière pour lemmener du côté de limaginaire. La véracité nest pas notre souci. Ce qui ne signifie pas quon raconte nimporte quoi, ni quon déforme la parole donnée lors des entretiens… » Ces lignes co-signées par Jonathan Macias et Caroline Melon sont extraites de l’Anti-manuel de projet de territoire1 que les deux artistes ont publié en 2023 aux « Éditions de L’Attribut ». Un livre qui se nourrit des « processus, déconvenues et réjouissances » accumulés au cours d’un projet mené, trois années durant, à Libourne, avec la complicité du Théâtre Liburnia (2017-2020) : l’un des premiers de leur compagnie, De chair et d’os, qui ne conçoit son activité qu’in-situ, en fonction d’un contexte. Un livre dont les titres des courts chapitres –« Déminer les mots-valises », « Ne rien savoir avant », « Réajuster, toujours, tout le temps », « Rencontrer un peu, beaucoup, ou pas », « Ne pas instrumentaliser », « Documenter, s’imprégner, approfondir », « Faire récit du réel/Frictionner », « Dézoomer le local », « Éclairer l’ordinaire », etc. – esquissent une sorte de vade-mecum de tout projet de territoire qui se respecte.

Avec le projet 24h avant demain, mené de 2021 à 2024, la compagnie De chair et d’os a proposé un autre regard sur la ville de Brest, avec la complicité de ses habitants. Photo : Tangi Le Bigot

Cet « anti-manuel » est ainsi emblématique de la place centrale que beaucoup de projets de ce type confèrent à l’enquête, au sens sociologique, journalistique et scientifique du terme autant que policier : les procédés « détectifs » sont au cœur de ces pratiques dont l’autre – ou l’étrange, au sens étymologique de « ce qui vient du dehors » – est l’épicentre, où il s’agit d’aller éprouver un territoire en débusquant, défrichant, dénichant, pistant les indices, au besoin en mode clandestin. « Certains artistes ont un talent pour déployer des protocoles d’enquête, de récolte, de repérage, d’arpentage, de relevés, de cartographie, d’inventaire – de connaissance, en somme, qu’il peut être intelligent de mobiliser pour un projet de territoire, ou pour commencer à travailler un diagnostic et l’histoire que le projet raconte », souligne Maud Le Floc’h, fondatrice et directrice du POLAU – Pôle Arts & Urbanisme. Mené entre 2002 et 2006, le projet de recherche-action « Mission Repérage(s) – un élu, un artiste » lui avait déjà permis de constater combien le déplacement du regard, la détection croisée avec l’autre peuvent s’avérer féconds s’agissant d’un projet de territoire2. La conviction que « des transferts de procédés peuvent exister entre création artistique hors les murs et les domaines de l’urbanisme, de l’aménagement » était déjà à l’origine de la fondation du POLAU. Elle sera au centre des deux journées de rencontres qui y sont organisées, les 20 et 21 novembre prochains, autour de toutes ces pratiques que Maud Le Floc’h appelle « les arts détectives ». Deux journées de discussions et d’expérimentations en compagnies de plusieurs de ces artistes « extra-disciplinaires », comme les appelle Brian Holmes3, pour qui la mise en récit a autant d’importance que l’enquête elle-même. Des artistes qui s’étonnent que l’on tire encore si peu parti de la connaissance, de l’expertise au sens le plus noble et le plus émancipateur du terme, que leurs singulières investigations du territoire leur permettent d’accumuler.

En juin 2019, dans le cadre de Mission Repérage(s), un élu – Giorgos Hatzimarkos, Président de la région d’Égée Méridionale, en Grèce – et un artiste – François-Xavier Richard – ont arpenté ensemble les rues de Rhodes, pour échanger leurs visions de la manière de préserver et re-dynamiser l’artisanat d’art sur l’île. Photo : D. R

Du contextuel dans l’art

Truisme : toute création artistique est à sa manière une recherche, une quête, le plus communément de soi. Par ailleurs, voilà belle lurette (un siècle pour le cinéma, un demi pour le théâtre, deux pour le roman) que la dimension documentaire et l’investigation du quotidien ont produit nombre d’œuvres majeures de l’histoire des arts. Non seulement des œuvres, mais aussi des démarches et des réflexions fécondes, aux confins de l’esthétique et de l’épistémologie, notamment dans le domaine des arts visuels, des visual comme des cultural studies : des artistes tels que Lara Almarcegui, Jeremy Deller, Sophie Calle ou Susan Schuppli, comme il y a cinquante ans Robert Smithson, Hans Haacke, Martha Rossler ou Joseph Kossuth (auteur en 1975 d’un texte intitulé The Artist as Anthropologist), s’ingénient aujourd’hui à œuvrer hors l’espace clos et anonyme du white cube, à articuler la recherche et l’action, à se comporter en « enquêteurs par procuration »4 soucieux de collecter et synthétiser les savoirs.

Des Plans de situation de Till Roeskens aux « œuvres-enquêtes » de Franck Leibovici et Julien Seroussi, en passant par les paysages sous-marins de Nicolas Floc’h, il est désormais maintes manières pour les « plasticiens » de se comporter en « ethnographes » (Hal Foster5) ; de s’intéresser à la fois au réel et à la science, en déployant ce que Matthew Fuller et Eyal Weizman appellent une « esthétique d’investigation », tout en précisant : « Les investigations esthétiques ont un double objectif : elles sont à la fois des investigations sur le monde et des enquêtes sur les moyens de le connaître. (…) Elles sengagent dans la présentation des faits tout en étant conscientes du fait que toute présentation, voire toute forme de media, peut tordre les faits mêmes quelle produit. »6 Dans ces démarches investigatrices, l’art devient témoignage, preuve matérielle. Sans parler de tous ces artistes qui s’emploient à « performer les savoirs »7… Dans son ouvrage Comment parler de la société (Telling About Society, 20078), le sociologue américain Howard S. Becker (1928-2023), héritier de l’École de Chicago et de la philosophie pragmatique de John Dewey, le montre avec brio : les œuvres d’art sont tout aussi légitimes que certains travaux scientifiques à nous parler de la société, tout aussi efficientes que la sociologie ou la statistique pour produire les représentations sociales. In fine toutefois, on en revient toujours à la même clivante aporie : l’« œuvre », cette sacro-sainte matrice qui, dans les arts visuels en particulier, reste l’aboutissement concret, visible (et monnayable), de la plupart de ces démarches9.

Avec ses Inventaires dansés (ici à Pantin), la chorégraphe Julie Desprairies se livre à l’analyse systématique des mouvements d’un territoire. Photo : Vladimir Léon.
 

Ainsi, c’est véritablement avec l’art contextuel – lié à l’espace public, hors les murs – et les œuvres d’art « situées » que cette idée d’enquête prend véritablement son sens10. Artiste depuis longtemps affranchi des diktats et des standards du marché de l’art, à l’origine de la Démarche HQAC (Haute Qualité Artistique et Culturelle) élaborée dans le cadre de son projet TRANS305, mené avec la ville d’Ivry-sur-Seine à l’échelle de la Zone d’Aménagement Concerté – ZAC du Plateau de 2006 à 2018, Stefan Shankland le souligne : « Faire quelque chose quelque part implique de prendre en compte ce ‘quelque part’. Et tous les moyens sont bons, si j’ose dire, pour essayer de comprendre où l’on se trouve : les approches sensibles sont aussi valables que les enquêtes sociologiques, les approches historiques ou scientifiques – géologiques, notamment, qui sont une dimension sur laquelle je m’appuie souvent – ou les enquêtes plus classiques – ne serait-ce que le fait de prendre connaissance du dossier. »

Alors que la recherche évoque la réclusion, le laboratoire, l’enquête appelle l’extérieur. Elle est liée à un contexte qu’il s’agit d’essayer de comprendre, d’élucider, un inconnu dans lequel on doit accepter d’être balloté, une aventure, une altérité, un rapport d’humain à humain (voire à non-humain) ; l’enquête suppose le plus souvent une relation. Une relation qui doit être une preuve de confiance, envers les personnes que l’on interroge et que l’on rencontre. Qui implique une intégrité éthique et scientifique ; et qui ramène la question de l’intime, du sensible. Il ne s’agit pas tant d’aller quêter un avis qu’un témoignage ; de faire appel à un savoir qui n’est pas forcément un point de vue d’expert, mais un vécu… Et c’est dans le domaine de l’urbanisme que ces protocoles artistiques de territoires – qui redonnent au verbe « enquêter » ses lettres de noblesse – pourraient avoir le plus de retombées concrètes, visibles (et démocratiques). Pour peu que les acteurs des territoires soient capables, autant que l’institution culturelle, de faire évoluer quelque peu leurs façons de penser et de fonctionner.

Présenté ici du point de vue de l’enquête menée (diagramme) et des formes qu’il a pris à travers la mise en œuvre du protocole, le projet Marbre d’ici développé par Stefan Shankland à Ivry-sur-Seine entre 2009 et 2024 a permis la transformation des déchets inertes et des gravats issus des démolitions d’immeubles en une nouvelle matière première locale à haute valeur ajoutée, esthétique, écologique, patrimoniale et sociale. schéma : Stefan Shankland

Enquêtes de sens

Parfois, l’enquête fait en elle-même projet, elle est le but, une fin en soi : nul besoin de terrasser et de construire, réunir les gens suffit. C’est par exemple le cas des interventions de l’ANPU (Agence Nationale de Psychanalyse Urbaine) ou des Concertations déconcertantes que la Compagnie Mycélium réalise, généralement pour le compte de collectivités territoriales, sur les questions de biodiversité. « Là, la question est de savoir comment aller convoquer le ‘grand public’, les habitantes et habitants expert.e.s de leur quotidien mais pas forcément mobilisé.e.s et entendu.e.s sur des enjeux de société, précise Albane Danflous, co-fondatrice, avec Gabriel Soulard, de la compagnie. Pour suppléer à la feuille jaune de l’enquête publique à laquelle on ne va pas aller, soit parce qu’on ne sait pas que ça existe, soit parce qu’on ne se sent pas concerné. Écrire un rendez-vous avec des codes qui s’apparentent à ceux du spectacle dans l’espace public crée potentiellement davantage de visibilité, d’attraction, de débat. »

Mais le plus souvent, l’enquête est avant tout un outil. Un outil pour mettre en branle d’innombrables fictions, comme chez De chair et d’os, dont les artistes ont, pour leur projet 24h avant demain mené avec le Fourneau et le Quartz de Brest (2021-2024), impliqué pas moins de 200 personnes ; un outil pour « apprendre, comprendre et ressentir des ambiances et des postures, une étape par laquelle on passe, à chacune de nos créations, pour mieux comprendre ce quon veut écrire », prolonge Albane Danflous. Elle ajoute : « Avec la création Croûtes (célébration terreuse), autour de notre rapport à la terre, nous avons organisé des auditions pour enquêter sur le bon endroit pour écrire sur cette relation. Nous nous sommes inspirés de plein de relationnels différents, et c’est l’enquête qui a permis de collecter ça : nous avons cherché à élargir, à aller au-delà de nos histoires ou de nos affects. Croûtes naurait jamais eu cette forme sil ny avait eu lenquête. » La nouvelle création de Mycélium, Notre troisième peau, est un projet de chantier-théâtre qui s’installe dans un quartier cinq jours durant, pour inviter les personnes qui le peuplent à s’interroger sur leur rapport à l’habitat. Outre l’accueil, en journée, de multiples classes et groupes pour différents ateliers, elle ménage aussi en soirée des temps de rencontre plus informels, plus spontanés, sur le chantier. Il s’agit toujours, conclut Albane, de « créer des espaces de rencontre et de discussion possibles ».

Qu’elle prenne la forme de questionnaires, de permanences, d’entretiens, de rencontres fortuites ou de plongées dans les archives et les bibliothèques, l’enquête sera toujours fructueuse si la posture est la bonne. Il s’agit de travailler l’informel, le spontané, de rester ouvert, disponible, réceptif à l’instant. De « ne rien savoir avant », selon l’un des postulats de la compagnie De chair et d’os, ou tout au moins de se méfier de nos biais subjectifs. Pour rapporter une anecdote personnelle, je dois dire avoir été choqué, alors que je travaillais jadis comme attaché de presse dans un consulat de l’ex-Allemagne de l’Est, par le comportement du journaliste d’une grande station nationale que j’avais accueilli et qui m’avait paru savoir en arrivant, avant même d’avoir rencontré quiconque, ce qu’il allait dire dans son reportage – et qu’il a effectivement dit ! Il est vrai que l’on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui, il suffit de sortir les phrases de leur contexte… D’où l’importance, on y revient, de savoir à se mettre à l’écoute du contexte.

En 2017 et 2018, avec L’enregistreur de vol de territoire, la compagnie Mycélium a mené une mission d’enquête sur l’habitat et les paysages en Mayenne pour le compte de l’Agence départementale d’information sur le Logement (ADIL) et Mayenne Communauté / Festival les Entrelacés. Photo : D. R

Et de la posture, donc. De la qualité de la relation de confiance qui se noue, de la dimension authentiquement culturelle de cet échange. « On fait très attention à ne pas tomber dans un rapport ‘sachant’ ou militant, on cherche à éveiller l’imaginaire et à susciter la curiosité », insiste Albane Danflous. « La question, c’est celle du regard sensible, poursuit Caroline Melon. Et du regard qui a peut-être tort. On n’est pas là pour avoir raison, en fait. On est là pour poser des questions sur un territoire, non pour donner des réponses. On peut en suggérer certaines en faisant entendre des voix, des points de vue qu’on n’entend pas forcément. »

Tout est affaire d’écoute, d’une écoute non biaisée, dénuée de préjugés. Et cette écoute de l’expression du contexte est « un état d’esprit », comme l’écrit Fanny Broyelle dans la thèse de sociologie qu’elle vient de soutenir à l’Université d’Aix-Marseille. S’appuyant sur les exemples du Projet de Transformation Temporaire (PTT) menée par la khta compagnie entre 2018 et 2021 à Paris, de la démarche du Parlement de Loire initié par le Polau en 2019, et sur sa propre expérience au sein du projet Transfert à Rezé, elle rappelle que la description du contexte se situe au confluent de « trois échelles : factuelle, relationnelle, intime ». Que le contexte est quelque chose de « complexe, animé, en mouvement », bref de « vivant ». Et que « c’est précisément parce que le contexte est vivant que le dialogue entre l’art et lui peut intervenir. »11

Questions de démocratie

Ce qui ainsi est en jeu derrière les pratiques multiples de nos artistes détectives, et à travers ce recours à l’enquête, c’est une manière d’exercer la démocratie en actes. Une manière dont les fondements théoriques sont à rechercher du côté de la philosophie pragmatique de John Dewey (1859-1952), et dans cet ouvrage séminal qu’est sa Théorie de l’enquête, publiée en 1938 aux États-Unis mais traduite seulement 55 ans plus tard en français12. Face à une situation de perturbation et de confusion, l’enquête est ce qui permet de rétablir l’équilibre (tout en produisant du même coup de nouvelles formes de connaissances) ; elle est une philosophie du doute autant que de la relation, traduisant une conception de la pédagogie articulée à la question suivante : qu’est-ce que l’expérience – L’Art comme expérience (1934) et Expérience et éducation (1938) sont deux autres ouvrages essentiels de Dewey – et comment se construit-elle ? 

La découverte que « les sciences sociales nont pas le monopole de lenquête » est, souligne la sociologue Yaël Kreplak, « une des leçons du pragmatisme, qui envisage lenquête comme un processus collectif et social, constitutif de la formation dun public, au sein duquel tout un chacun est susceptible de se faire enquêteur : chercheur, journaliste, militant, citoyen… »13 L’enquête selon Dewey serait le ferment de la vie démocratique, comme l’écrit l’universitaire Anne Lehmans : « Si l’éducation vise lexpérience partagée, communicable et communiquée, propre à la logique démocratique, elle repose fondamentalement sur la méthode de lenquête. Celle-ci consiste à interroger lenvironnement social et culturel et à chercher des solutions aux problèmes qui se posent par lexploration : l’élève est avant tout un enquêteur, et la démarche denquête restera la condition de sa construction comme citoyen participant à la vie démocratique. »14On en arrive à la notion de « citoyen-expert » chère à Bruno Latour, pour qui l’enquête reste le seul moyen d’appréhender dans toute sa complexité le monde… et les risques que la catastrophe écologique lui fait encourir. Le projet « Où atterrir ? » qu’il a initié quelques années avant sa mort, et qui se poursuit aujourd’hui, est à cet égard emblématique de la philosophie pragmatique.

Atelier-conférence « Où atterrir ? » à La Manufacture – CDCN ~ 18 septembre 2021 avec le Collectif Rivage (Maëliss Le Bricon & Loïc Chabrier) – Dispositif inventé dans le cadre du projet pilote Où Atterrir ? avec Bruno Latour, S-Composition et SOC, 2019-2021. Photo : Pierre Planchenault

Pour Dewey, comme pour le philosophe Bruno Latour (1947-2022) à sa suite, l’enquête est un processus qui transforme chacune des deux parties, une méthodologie essentielle à la production de « communs »… fussent-ils « négatifs », comme l’explique Stefan Shankland : « Je suis très intéressé par la notion de ‘communs négatifs’ théorisée par le philosophe Alexandre Monnin. On est tous à dire qu’il faudrait se battre pour que les communs restent un bien commun l’accès à l’eau, aux espaces naturels, à l’aire, etc. Mais qu’en est-il quand ces ‘communs’ sont ‘négatifs’ : un tas de gravats aux abords d’un chantier, une décharge publique, les terrains pollués d’une entreprise qui a fait faillite, un stock de déchets nucléaires, l’ensemble des ruines que va laisser derrière elle la technosphère du XXIe siècle ? Qui est là pour dire : ‘Nous nous reconnaissons collectivement dans cet héritage auquel nous avons contribué directement ou indirectement et que nous allons à présent prendre en charge’ ? La démarche des communs négatifs démarre par l’enquête : ces ‘négativités héritées’ sont largement invisibles, cachées, oubliées, occultées, soustraites à notre regard et à notre mémoire… Mais comme nous le rappelle Alexandre Monnin, les communs négatif ne se limitent pas à faire l’inventaires des négativité hérités. Il s’agit de les reconnaître pour pouvoir les instituer, les prendre en charge, faire projet avec, structurer une communauté de parties prenantes qui s’engage à leur inventer une nouvelle place dans notre territoire présent et à venir… »

« La dimension collaborative de l’enquête est essentielle, renchérit Maud Le Floc’h. L’idée est de ‘monter collectivement en compétence’ sur le territoire que l’on pratique : après le départ de l’artiste, cet espace de connaissance qu’il a ouvert laisse une trace sur le territoire. Cette modalité d’enquête particulière, singulière, aura fait bouger nos perceptions, nos représentations. Une plus grande considération des lieux, des situations et des enjeux permet de mieux contribuer à prendre en charge les sujets transitions. Ces nouvelles lunettes amplifient nos concernements. » Favorisant l’appropriation, la mise en récit, la mobilisation ou la sensibilisation de personnes plus ou moins éloignées du projet, l’enquête est bien cet « authentique laboratoire collaboratif » dont parle le sociologue Pascal Nicolas-Le Strat15… Ainsi transférée dans le champ des arts de la rue, l’enquête pourrait-elle bel et bien produire de la transformation territoriale ? Mais ces pratiques qui aident à travailler les transitions, apportant de la matière, du vécu, du sensible à des projets urbains souvent très génériques, comment les incorporer dans la boîte à outils des aménageurs afin de produire de la transformation, fût-elle urbaine, sociale, spatiale, écologique, etc. ? Quid des résultats de ces enquêtes ?

Avec le « rituel d’attachement » Ce que nous dit l’eau, inspiré par le Parlement de Loire, Floriane Fachini a imaginé en 2023 un projet de territoire en forme d’œuvre in situ, immersive, participative et évolutive, invitant artistes, habitant·es, agriculteur·trices, pêcheur·ses, à valoriser, goûter, cartographier. Photo : Jean Cabaret

Des expériences aux réflexes

En 2023, inspirée par l’expérience du Parlement de Loire, l’Italienne Floriane Facchini, qui aime utiliser la nourriture et l’acte de manger pour interroger notre relation au territoire, s’est immergée dans le territoire ligérien pour déterminer, en lien avec l’hydrosystème de la Loire, ce qui y fait goût, et inviter à déguster le paysage (projet Ce que nous dit l’eau, à Blois). La même année, la compagnie Gérard Gérard, accompagné durant un an par l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation de Tours, a mené une grande enquête sur la viande mobilisant consommateurs, spécialistes du poulet, du bœuf ou de l’œuf, travailleurs des abattoirs, dentistes, etc. et aboutissant à la création de trois formes – une conférence performée, une série radiophonique, un spectacle (Chroniques carnées enregistrées à Tours). Les résultats de ces différentes enquêtes ne pourraient-ils être mis à profit pour venir par exemple informer un plan d’alimentation territorial qui travaillerait les circuits courts ? Qu’est-ce qui, dans de tels projets et protocoles, serait transférable, réplicable, adaptable à un autre territoire ? Et que faudrait-il pour que cela advienne effectivement, pour que ces pratiques deviennent des réflexes inscrits dans toute démarche de transformation territoriale ?

Il faudrait déjà que s’imposent une nouvelle manière d’envisager l’urbanisme, et une nouvelle culture de la culture16. Une culture qui irait au-delà de la production d’œuvres – puisque, ainsi que le constate amèrement Albane Danflous, « l’écueil auquel on se confronte souvent dans ces montages de projets où l’artistique s’empare des questions de territoire, c’est que l’on reste dans un schéma assez classique où la production vient d’abord servir une œuvre qui devra ensuite tourner » – et reconnaîtrait le temps de la recherche : « Dans nos Concertations déconcertantes, les formats de rencontre que l’on propose s’adaptent, s’affinent et se travaillent sur le terrain, et il nous est encore difficile d’avoir accès à des espaces et des moyens de « création » pour l’enquête. C’est-à-dire de mettre en recherche et en répétition des postures, des outils et des protocoles avant d’aller les pratiquer sur le terrain. »

Les Chroniques carnées de la Compagnie Gérard Gérard ont pris la forme d’un spectacle, de chroniques radiophoniques et d’actions de territoire pour enquêter sur notre notre rapport à la viande. Photo : Gatien Elie

Au-delà de la production d’œuvres, il faudrait également que les commanditaires apprennent à considérer tout le travail souterrain accompli, sur le terrain, par les équipes artistiques. Se pose ici l’éternelle question de la légitimité, de la compétence que l’on reconnaît aux artistes. Fanny Broyelle, qui, dans le cadre du projet Transfert, a participé à la mise en œuvre de différents protocoles de « concertation conviviale », quantitatifs aussi bien que qualitatifs (enquêtes, observations, analyse sociologique de fonds photographique), a raison de le souligner : « Quand on vient de l’art et de la culture, on n’est pas forcément pris au sérieux dans le domaine de l’urbanisme. On nous oppose tout un ensemble d’arguments pseudo sociologiques ou statistiques pour nous montrer que nous ne sommes pas légitimes. »

Que faire alors de tout ce matériau accumulé ? Que reste-t-il de ces heures d’échanges, de dialogues, de questionnements collectifs ? Telles sont les questions que (se) pose Stefan Shankland : « Une fois qu’on a dit que les artistes font des enquêtes, au final, dans leur cahier des charges, on leur demande quand même surtout de produire une œuvre, un spectacle, un événement. À aucun moment, dans ces projets, on ne nous demande de restituer également tout ce que l’on a appris de la situation dans laquelle on a eu à intervenir. Et ce, quels que soient les commanditaires. Que fait-on de tout ce qu’on a vu, vécu, appris, compris, découvert, rencontré ? Cette recherche de terrain, ce savoir situé, ont-ils une valeur ? Intéressent-t-ils quelqu’un ? »

Nouveaux métiers

« Je nai pas de problème avec le fait que les choses quon collecte sen aillent après être passées à travers l’expérimentation menée », confie de son côté Caroline Melon. Elle qui se dit très marquée  par les travaux de l’économiste Olivier Bouba-Olga sur la « mythologie CAME » (pour Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence)17 regrette elle aussi que l’expertise des artistes ne soit jamais sollicitée : « Jamais les urbanistes municipaux ne sont venus nous voir à la fin des projets en nous demandant : ‘Alors, qu’avez-vous à nous dire sur notre ville ?’ Je ne dis pas qu’on a raison, mais que ce serait bien qu’eux, derrière nous, puissent retisser, étayer tout ça. Entre le regard omniscient et l’absence totale d’échange, il y a un entre-deux à trouver… » On peut également s’interroger sur la place que les projets de transformation urbaine accordent à l’évaluation : des études sont-elles menées pour vérifier, cinq ou dix ans après, que les postulats de départ étaient les bons ? Quelle place pour la question critique, telle qu’on la trouve dans l’art ou même l’architecture, dans les projets d’urbanisme ? Cette absence traduit-elle la peur que soit remis en question un modèle dominant de « réhabilitation » des villes ? L’intrication entre projets d’urbanisme et finances privées achevant de faire régner sur tout cela une opacité inquiétante…

Stefan Shankland renchérit : « Un cahier des charges souvent rencontré : Vous produirez une œuvre d’art dans l’espace public. Pour cela, vous vous intéresserez au site où vous interviendrez, à son histoire, à ses habitants et usagers que vous prendrez le temps de rencontrer, de consulter, de faire participer, etc. Mais au final nous ne retiendrons que loeuvre dart signée par lartiste-auteur-héros solitaire de son œuvre singulière.’ Nos commanditaires ne sont pas des chercheurs, des universitaires ou des institutions dont la mission est d’enrichir nos connaissance sur le territoire. Ce sont des commanditaires d’œuvres dart ou des producteurs despace public. Et entre la recherche académique et l’œuvre dart, il ny a pas grand-monde pour dire : ‘Cette forme de connaissance née de l’implication de l’artiste dans le territoire, nous intéresse en tant que recherche, en tant que savoir acquis grâce à cette mise en situation.’ »

Qu’il s’agisse de définir un programme, de faire contribuer les acteurs du territoire, de révéler de nouveaux imaginaires ou de susciter la participation des personnes, les commanditaires d’une opération de transformation territoriale semblent avoir tout à gagner à s’inspirer de ces aventures artistiques et culturelles en milieu urbain : nombre de protocoles, qu’ils soient méthodologiques ou d’usage, semblent transférables au champ de l’aménagement du territoire. De même, les structures culturelles ont elles aussi intérêt à soutenir les projets artistiques de territoire, pour venir enrichir les projets d’urbanisme. Comme le laissent à entendre les propos de Caroline Melon et de Stefan Shankland, la constitution d’une véritable « culture professionnelle » (Fanny Broyelle) passe toutefois par l’invention de nouveaux métiers : de nouveaux intermédiaires sont plus que jamais nécessaires pour « retisser », « étayer » les fruits de l’enquête artistique ; pour réobjectiver des résultats et des savoirs qui, s’agissant des artistes, ont été filtrés par une subjectivité, un parti pris, une scénarisation…

Tel sera l’enjeu des rencontres des 20 et 21 novembre au POLAU. Avec, en ligne de mire, la mise en œuvre un programme sur ces sujets en association avec l’ONDA (Office national de diffusion artistique), permettant de formaliser plus avant ces traces et ces intuitions éparses. Ce qui se joue ici, entre des personnes, des champs professionnels et des territoires, participe ainsi sans doute d’une nouvelle culture de la coopération.

David Sanson
Merci aux membres du comité éditorial d’Arteplan pour leur contribution


Références & ressources

Notes de bas de page

  1. Jonathan Macias et Caroline Melon, Anti-manuel de projet de territoire Processus, déconvenues et réjouissances, 2023, Toulouse, Éditions de l’Attribut, pp. 149-151.
  2. Voie Maud Le Flic’h (dir.), Mission repérage – Un élu, un artiste, Paris, L’Entretemps,  coll. « Carnets de rue », 2006.
  3. Brian Holmes, « L’extra-disciplinaire », in Multitudes, 2007, vol. 28, n* 1, p. 12.
  4. Voir Susan Schuppli, Material Witness: Media, Forensics, Evidence, Cambridge, MA: The MIT press, 2020.
  5. Sur l’article « Portrait de l’artiste en ethnographe » publie en 1996 par le critique d’art américain Hal Fostern, voir Matthieu Duperrex, « L’artiste enquêteur et les risques de la translation. Une relecture de Hal Foster », Litter@ Incognita, Toulouse : Université Toulouse Jean Jaurès, n°11 « L’œuvre comme enquête/l’enquête dans l’œuvre : création et réception », automne 2019, mis en ligne le 1er novembre 2019, disponible sur https://blogs.univ-tlse2.fr/littera-incognita-2/2019/11/01/lartiste-enqueteur-un-nouveau-paradigme/
  6. « Les investigations esthétiques ont un double objectif : elles sont à la fois des investigations sur le monde et des enquêtes sur les moyens de le connaître. (…) Elles sengagent dans la présentation des faits tout en étant conscientes du fait que toute présentation, voire toute forme de media, peut tordre les faits mêmes quelle produit. » Matthew Fuller, Eyal Weizman, « L’esthétique d’investigation », in Multitudes 2023/2 n° 91.
  7. Voir Marion Boudier et Chloé Déchery (éd.), Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes – Performer les savoirs, Paris, Les Presses du réel 2022.
  8. Voir Howard S. Becker, Comment parler de la société, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2009.
  9. Révélateur est à cet égard l’article, au demeurant très intéressant, de Laurence Corbel, « Portraits de l’artiste en enquêteur », in Focales [En ligne], 2 | 2018, mis en ligne le 1 juin 2018, consulté le 16 octobre 2024. URL : http://journals.openedition.org/focales/1159 ; DOI : https://doi.org/10.4000/focales.1159
  10. Voir Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2009.
  11. Fanny Broyelle, « Aventures artistiques et culturelles en milieu urbain – Émergence et enjeux d’une culture professionnelle contextuelle et écosystémique », thèse de doctorat, mai 2024, pp. 258-263.
  12. John Dewey, Logique ; la théorie de l’enquête, Paris, Puf, coll. « L’interrogation philosophique », 1993.
  13. Yaël Kreplak, Thierry Boutonnier, Gwenola Wagon et Alexis Guillier, « Des artistes, des enquêtes, des pratiques ingénieuses », in SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 20 mai 2020, consulté le 17 octobre 2024. http://journals.openedition.org/sociologies/14124 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sociologies.14124
  14. Anne Lehmans, « Comment la philosophie de John Dewey nous aide à former les citoyens de demain », The conversation.com, 15 novembre 2023.
  15. Voir Pascal Nicolas-Le Strat, Quand la sociologie entre dans l’action – la recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique, Rennes, Éditions du Commun, 2018.
  16. Voir notre premier dossier publié par arteplan.org : « Une nouvelle culture de l’urbanisme », 29 mai 2024.
  17. Voir Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti, « La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ? », 2018, https://hal.science/hal-01724699v2/document

Initiatives liées